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Des narrations au-delà de l’espace-temps diégétique

Penser la mobilisation de l’extradiégétique dans le monde second 

Emmanuelle Lescouet
Ce texte est issu d’une communication lors du 24e séminaire du groupe de recherche en littératie médiatique multimodale « Des frontières organiques entre factualisation et imaginaire(s) ? », 
qui a eu lieu le 22 novembre 2024.

Dans cette communication, je souhaite prendre un pas d’écart par rapport à l’appel : je ne souhaite pas questionner – comme vous l’avez fait de façon super pertinente aujourd’hui – comment le numérique brouille la réalité dans une approche sociale ou informationnelle…, mais je voudrais me concentrer sur les enjeux fictionnels qui sont ouverts par le numérique dans cette idée de perméabilité entre les différents espaces que nous occupons. 

Avant de plonger tout à fait dans les imbrications entre espace-temps diégétique et extra diégétique, je vais revenir rapidement sur ce que je vais entendre par espace. Cette première réflexion me permettra de discuter des strates numériques qui s’imbriquent pour former notre expérience des lieux et du temps que nous traversons.

Si nous suivons Ter Minassian dans ses réflexions sur les espaces numériques et notamment vidéoludiques : 

L’espace de notre existence est une forme hybride et d’une rare complexité, qui articule une multitude d’espaces dont les propriétés diffèrent remarquablement. Cela nous engage à en privilégier certains plus que d’autres selon la problématique considérée (se nourrir, se reposer, se divertir, produire, se déplacer, s’informer…). (Ter Minassian et al. 2012, 34)

Or, cette diversité d’espaces, de lieux vécus et habités, se retrouve dans notre quotidien : nous vivons à l’université, passons dans les rues, nous rencontrons dans des magasins ou restaurants…; mais aussi en ligne : c’est ce que nous allons aborder ! 

I.  Penser les strates numériques

Le numérique au sens large, sens qui sera employé ici, couvre autant les pratiques en ligne, sur un ordinateur ou sur un téléphone intelligent, via un fureteur ou au sein d’applications.

Je souhaiterais commencer cette réflexion avec Baricco :

Qu’a fait le Web, en termes si simples que même un enfant pourrait le comprendre ? IL A CRÉÉ UNE COPIE NUMÉRIQUE DU MONDE. Et il ne l’a pas créée dans un laboratoire élitiste, il l’a obtenue en additionnant les mille petits gestes de tous ses utilisateurs : c’était une sorte de DEUXIÈME MONDE qui naissait de l’artisanat minutieux de chacun. Il pouvait sembler vaguement artificiel, mais il était INFINIMENT PLUS ACCESSIBLE. (Baricco 2019, p. 103)

Ce deuxième monde n’est cependant pas indépendant : il se superpose au monde analogique, interagit avec lui, créant des ponts permettant de passer de l’un à l’autre. 

Cette perméabilité peut être pensée comme un quilt : il y a une base (un tissu de dos), des significations plus ou moins cachées (le rembourrage) et une part narrative venant enrichir l’expérience de l’espace-temps (le top ou la part de patchwork sur le dessus du quilt).

Nous pourrions résumer ces strates ainsi : 

Tout d’abord, les sensations décrivent ce que nous percevons concrètement avec nos 5 sens, ce qu’est l’espace autour de nous, par exemple. Ces sensations peuvent autant être une conscience spatiale de notre localisation qu’une reconnaissance de notre environnement. Cela implique bien sûr une certaine reconnaissance du temps qui passe. 

L’organisation, quant à elle, nous permet de comprendre ce que nous percevons : le temps gagne en organisation par la reconnaissance des dates et des heures partagées; les lieux deviennent navigables par la représentation mentale de leur articulation. Cette compréhension permet le partage de ces sensations : nous pouvons communiquer où nous sommes parce que nous sommes capables d’expliquer comment notre position géographique peut être reconnue en fonction des environs.

Une fois que cette compréhension concrète de l’espace-temps est établie, une couche symbolique vient l’enrichir. Il s’agit alors des informations que nous associons avec les lieux : par exemple, des informations historiques, sociales ou plus personnelles comme des souvenirs ou des attachements émotionnels. 

C’est de tout cela que se nourrissent les narrations que nous allons explorer. Cette dernière strate propose de mobiliser le réel à l’intérieur de la fiction, en lui superposant des médias ou des informations permettant de tisser un récit reposant sur ce réel sensoriel. Ce premier contact est un moteur passionnant pour questionner notre environnement; si cela est particulièrement présent dans des corpus de l’imaginaire, notamment en science-fiction, c’est aussi une pratique narrative permettant une approche poétique du réel. Ces œuvres se nourrissent des symboliques possibles des lieux tout en reposant techniquement sur la compréhension de l’espace de chacun·e permis par les senseurs de nos supports de lecture numériques.

Cette approche, proche d’une volonté situationniste de réenchantement du quotidien (Lescouet, 2024) et de ses moments et lieux creux, ouvre la porte à de nombreuses œuvres exploratoires. Nous pourrions ainsi revenir sur #dérive (Lescouet, 2023), mais prenons le temps d’explorer d’autres pistes ! 

Mes mots, mon quartier, œuvre web produite par l’agence TOPO propose de naviguer entre les propositions poétiques des habitant·e·s d’un quartier de Montréal via une carte. L’œuvre est participative, invitant d’autres ateliers d’écriture à se joindre à l’expérience, bien que pour l’instant elle soit centrée autour de Rosemont.

La carte permet de naviguer dans l’espace connu de la ville, représenté de façon transparente pour le·a lecteur·rice qui peut alors cliquer sur les épingles indiquant la présence des fragments textuels. Chacun·e plonge dans un morceau de souvenir d’une personne, par la brièveté presque aphorique du texte et son accompagnement d’un enregistrement audio qui incarne l’unicité de ce vécu. 

Cependant, cette œuvre reste une œuvre web et non une expérience de terrain : elle augmente la connaissance de l’espace en lui ajoutant un aperçu de la strate symbolique d’autres individus; mais repose entièrement sur notre lecture de l’espace et non sur notre capacité à le sentir ou l’habiter.

Cette proposition, comme #dérive, accompagne les changements de la ville, permettant d’aborder une histoire mémorielle des lieux à travers cette mémoire de l’infraordinaire partagé.

Ces deux œuvres permettent de mettre en résonnance la strate organisationnelle avec une forme de fiction ou de narrativité. 

II. Espaces augmentés

L’augmentation des espaces, qui pourrait être perçue comme l’étape suivante de cette exploration des imbrications entre espaces et fictions désigne tout simplement l’ajout par le numérique d’éléments dans les lieux. 

Cette augmentation peut être, comme pour des formes de guides audio, l’ajout de narrations à écouter dans des lieux prévus, comme des installations in situ narratives. C’est ce que nous avons pu expérimenter avec les balados « bouchées sonores » dans le Central, restaurant food court à Montréal; ou avec la série de brèves lectures disponibles au long de la rue Saint-Denis à Montréal à l’été 2023, téléchargeable par QR Code affiché sur les vitrines de boutiques vides.

Cet enrichissement de l’expérience des lieux, plus encore que de détourner l’attention portée sur eux, permet d’introduire un peu de narration environnementale dans le réel. Ce mode de narration repose sur les éléments qui sont disséminés dans les éléments non directement narratifs d’une œuvre. Cela peut passer par les graphismes d’un jeu vidéo, par la description d’artefacts ou de collectibles, par la musique ou les bruitages.

Ces deux œuvres nous permettent de penser la connexion de l’espace perçu (strate 1) avec des narrations (strate 4). Cependant, cette imbrication peut aller plus loin, et passer par la reproduction numérique de l’espace, comme cela a pu être discuté précédemment. C’est ce que nous expérimentons dans des jeux comme Pikmin Bloom ou Pokemon Go!. L’œuvre se déploie par la déambulation de l’individu dans les espaces, par sa présence au fil du temps au sens de durée, ou la participation à des événements. 

Dans Pikmin Bloom, nous sommes accompagné·e·s d’une équipe de Pikmin, de petits extraterrestre venus se nourrir des fruits terrestres à travers une série de jeux vidéos Nintendo. Dans cet opus disponible sur téléphone intelligent, ils nous accompagnent dans nos déambulations, plantant des fleurs, collectant des artefacts, etc. au fil du temps ou lorsque l’on croise un « point d’intérêt » (lieux signalés comme intéressants, pouvant aussi bien être un bâtiment historique, un musée ou une fresque, par exemple). Au fil de la constitution de l’équipe et des collections, l’histoire de leur crash sur terre, et l’histoire de leur planète devenue inhabitable se déploie. Cette narration principale s’accompagne d’arcs s’intéressant à certains des personnages. 

L’application suit les déplacements de l’individu via la localisation du téléphone. Ce qui permet de mettre en avant les rues explorées en les entourant de fleurs (virtuelles) que l’on peut ensuite entretenir et augmenter en densité en passant souvent aux mêmes endroits. 

III. Perméabilité et rencontre

Cette superposition n’est pas la seule modalité narrative de mobilisation de l’espace-temps extradiégétique pour la construction de l’univers second. Dans cette dernière étape de notre parcours au sein du corpus, nous allons enfin nous confronter à la mobilisation des 4 strates décrites en ouverture dans un même moment d’expérimentation narrative.

J’aimerais finir ce panorama par une œuvre qui construit son propos écologique par un détour science-fictionnel appliqué à des parcours littéraires déambulés dans plusieurs grandes villes occidentales.

It Must Have Been Dark by Then, de Duncan Speakman, produit par Tom Abba à partir de 2017, est une œuvre hybride proposant un livre et une application. 

Chaque chapitre correspond à une nouvelle post apocalyptique dans une ville différente. 

Par exemple, le chapitre consacré à Montréal a été produit pour ELO2018, Attention à la marche ! Mind the Gap!,organisé par le NT2. Chaque nouvelle raconte une version future de la ville explorée à travers une déambulation dans les rues, reliant des points marquants, des ressources, etc. 

Ainsi, dans le chapitre montréalais, on suit une jeune femme après l’abandon massif de la ville et le début de son retour à la nature. Elle va devoir trouver des ressources, notamment de l’eau potable, chasser, etc. Pour cela, elle va commenter sa déambulation via une narration audio écoutée sur l’application, pù sa voix se superpose aux sons de la ville actuelle créant une ambiance sonore tout à fait particulière.

Les sons de la fiction ponctuent une déambulation urbaine – autour de l’UQAM et dans le centre-ville – réattirant l’attention sur les sons urbains pendant les silences.

Les commentaires de la narratrice sur son environnement, notamment sur la rue Sainte-Catherine, racontent la lente destruction de bâtiments laissés à l’abandon. Alors que pendant la déambulation, nous observons concrètement les bâtiments encore en activité, nous sommes confronté·e·s à deux strates qui interagissent de façon très visible, permettant de confronter l’auditeur·rice à la durabilité des constructions, des routes et de l’environnement urbain en général. La réflexion sur le retour progressif de la nature, de la faune et de la flore, native ou invasive, ouvre une première réflexion sur les enjeux environnementaux qui perdureront après l’abandon par les humains de nos espaces actuels.

Les chapitres de chaque récit sont découpés en moments accompagnant la déambulation : tant par la durée prévue de la marche du point de départ au point d’arrivée que par la géolocalisation possible grâce à une connexion à l’API de Google Maps. Ce suivi permet de guider l’auditeur·rice entre les points d’intérêt du récit, l’aidant à ne pas se perdre au fil du parcours, mais aussi de lancer des sons ou fragments narratifs intimement liés à des lieux ayant besoin que la personne soit à un endroit précis pour faire pleinement sens. 

La narration s’adapte ainsi au rythme de la marche de la personne, à ses possibles arrêts, distractions, etc. Cependant, la fiction reste fixe, et si une part du parcours n’est plus accessible – comme cela a pu être le cas pendant les travaux sur Sainte-Catherine – des fragments de l’histoire ne sont plus disponibles dans leurs conditions optimales.

Si le futur est passionnant à explorer, le passé est aussi un canevas particulièrement apprécié par le corpus de l’imaginaire. 

Une proposition plus intimement centrée sur le temps pourrait être abordée avec Hanna La Rouge d’Anita Hugi, David Dufresne et Anja Kofnel. L’équipe française est connue pour ses ouvres journalistiques comme L’infiltré, œuvre critiquant la montée de l’extrême droite en France. 

Cette notifiction a été produite à l’occasion de l’anniversaire de grandes grèves féministes en Suisse en 1918. 

Dans cette œuvre, on suit une archiviste pour une banque suisse qui est chargée de se débarrasser / de trier les archives liées à cette Grande Grève. Le·a lecteur·rice va découvrir les événements en même temps qu’elle à travers les documents d’archives qu’elle va retrouver et peu à peu organiser pour comprendre les événements.

L’œuvre a été pensée pour être expérimentée pendant les événements dédiés à cet anniversaire, mais aussi dans la ville, invitant le·a lecteur·rice à aller sur les lieux. Cependant, il est toujours possible de l’expérimenter ailleurs et à un autre moment, et même si ce ne sont pas les conditions prévues, l’œuvre demeure tout à fait pertinente. 

Nous pouvons ainsi faire l’expérience des moments de cette grève au fur et à mesure de leur déroulement : nous recevons une notification à chaque nouvelle information, timée pour correspondre aux heures du jour où les événements ont eu lieu; par exemple, un raid de nuit de la police contre les barricades donnera lieu à une notification le soir pour lire ce fragment. 

Mais aussi situés dans la durée des jours : le premier étant le jour de début de la lecture l’œuvre va ensuite dérouler les 10 journées de grève relatant pour chacun les événements.

Conclusion

Je suis particulièrement sensible aux possibilités ouvertes par la mobilisation de l’espace-temps extradiégétique dans la fiction, comme un support portant la réflexion – et notamment des approches politiques. Dans cette perspective, je souhaite poursuivre la construction du corpus pour l’ouvrir à des œuvres plus directement jeunesse, c’est l’avantage des corpus numérique : nous ne sommes jamais au bout ! 

Il y a un potentiel immense à la mobilisation des capteurs et modes de mise en interrelation entre les strates analogiques et diégétiques… notamment pour les littératures de l’imaginaire ! 

Cette pensée de superposition est particulièrement utile pour comprendre les ARG – alternate reality games, qui poussent plus loin encore cette imbrication transformant le monde comme un terrain de jeu narratif grandeur nature. 

Cela est le cas dans des œuvres comme Cicada 3301 (Lescouet, 2024b), et bien d’autres demandant chacune une enquête poussée pour être comprise et expérimentée au moins en partie.

Bibliographie

Baricco, Alessandro. 2019 [2018]. The Game. Paris : Gallimard.

Coavoux, S., Rufat, S., & Ter Minassian, H. (2012). Espace et temps du jeu vidéo. Questions théoriques.

Lescouet, Emmanuelle, Mai 2024 : « Penser l’espace numérique fantastique », Le réenchantement à contretemps ? Irrationnalité et postmodernité littéraire. Université de Montréal. Montréal (Québec), Canada.

Lescouet Emmanuelle. 2024. « Profils et enquêtes transplateformes, l’exemple de Cicada 3301. »,  ESC Des histoires à l’avenir Littérature, créativité et littératie en culture numérique, Littérature Québécoise Mobile, Montréal (Québec), Canada. ⟨hal-04789825⟩

Lescouet, Emmanuelle. 2023 : « #dérive : lire Montréal », Flamme, HS-1.

Murray, J. (2012). Inventing the Medium : Principles of Interaction Design as a Cultural Practice. MIT Press.

Ryan, M.-L. (2001). The Text as World. In Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media (p. 89‑114). John Hopkins University Press.

Ryan, M.-L. (2014). L’expérience de l’espace dans les jeux vidéo et les récits numériques. Cahiers de Narratologie. Analyse et théorie narratives27https://doi.org/10.4000/narratologie.6997


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Emmanuelle Lescouët (23 novembre 2024). Des narrations au-delà de l’espace-temps diégétique. Imaginarium. Consulté le 25 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12qso


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