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De la cozy fantasy au hope punk : vers un ralentissement des littératures de l’imaginaire

Texte de la communication livrée
à la journée inaugurale du CRIST le 8 septembre 2023

Programme de la journée

Laissez-moi partir de quelques préjugés – rapides – pour cette communication :

La fantasy est principalement connue pour ses épopées, ses combats et ses donjons… Et cela est effectivement le cas dans beaucoup d’œuvres (Besson, 2009). Alors que la science-fiction fera naitre instinctivement si on suit Vint – et bien qu’il soit question de mégatexte  comme défini par Simon Bréan et non d’instinct – des idées de guerres galactiques, d’exploration de planètes et de contacts extraterrestre (Vint, 2021).

Ces dernières années, cependant, de nouveaux sous-corpus se dessinent, faisant place à des récits plus doux, plus lents, loin des épées et des complots. Le but affiché par les auteur·rice·s est de mettre à l’aise leurs lecteur·rice·s, d’offrir des parenthèses tranquilles dans leur vie – à la façon des cosy games développés à la suite d’Animal Crossing, par exemple. Leur popularité, notamment sur les réseaux booktok et bookstagram, m’a amenée à les explorer… curieuse de cette incarnation improbable de nos éruditions mythographique (Besson 2009).

J’aimerais aujourd’hui plonger avec vous dans cette branche étonnante et en pleine explosion ! Je vais me concentrer sur Legends & Lattes pour la cosy fantasy, la série Can’t Spell Treason Without Tea de Rebecca Thorn et House Witch de Delemach. Pour le hopepunk, déjà plus populaire et plus connu, je retiendrai particulièrement la série Monk and Robot de Becky Chambers. Nous allons essayer aujourd’hui de voir ce qui se cache derrière ces sous-genres bien-pensants, confortables et écrits pour apporter une forme de soutien émotionnel à leur lecteur·rice·s… 

1. La lenteur comme thématique

Ces genres, plus encore que des traditions littéraires du genre, sont héritiers des pratiques narratives des usager·ère·s de ces imaginaires. Ils font écho assez directement aux jeux de rôles et aux vies qui y sont construites, aux fanfictions – jouant sur les mêmes enjeux et les mêmes dynamiques par exemples pour leurs romances. 

A. Tranche de vie

Ces sous-genres se concentrent sur des tranches de vie, des moments charnières de la vie des protagonistes, mais aussi des moments du quotidien. Ainsi, dans Legends & Lattes, de Travis Baldree, nous suivons une orc qui arrête les combats avec sa troupe d’aventuriers pour ouvrir un café dans une petite ville d’un univers de médiévale fantasy. 

Dans Can’t Spell Treason Without Tea, de Rebecca Thorn, nous suivons une ancienne garde de l’impératrice et sa compagne mage dans l’ouverture de leur café-librairie… et ainsi de suite. 

Nous sommes avec elleux au quotidien : il est question de leurs repas, des discussions avec les autres villageois – comme cela pourrait être le cas avec des personnages-non-joueurs (PNJ) d’un MMORPG, par exemple.

Le lecteur ou la lectrice suit le renversement dans la vie des protagonistes. En effet, iels quittent la part plus épique fantasy de leur existence pour construire quelque chose en retrait, une existence tournée vers leurs familles et leur cercle proche, non vers le bien de l’univers et de leur monde. 

Si habituellement, les héros de fantasy sont initialement choisis, obligés d’accomplir un destin extraordinaire, ici, celleux ci n’ont pas d’autres impératifs que ceux semblables aux nôtres, être heureuxes, avoir suffisamment de nourriture, un foyer et ainsi de suite.

B. Magie du foyer

Dans ces récits, les protagonistes construisent un foyer – au sens fort d’installation d’un lieu de vie pour leur communauté, qu’il s’agisse d’un couple, d’une famille ou plus généralement d’une unité d’individu·e·s s’étant choisi·e·s. Au sens le plus concret pour le protagoniste d’House Witch dont les pouvoirs magiques ne peuvent s’appliquer que s’ils les utilisent dans ce but. 

L’intrigue se tourne vers les rencontres du quotidien qui vont aider les protagonistes à s’installer, à ralentir pour transitionner de leurs consciences d’elleux-mêmes comme héros du royaume, celleux qui font l’histoire, vers des individus discrets, qui n’ont de l’influence que dans leur entourage direct… et la question soulevée ici est évidente : quel pouvoir leur reste-t-il ? quelle place la volonté individuelle de ces personnages peut-elle accomplir dans leur monde ?

Si nous pouvons suivre les démonstrations d’Anne Besson dans son Pouvoirs de l’enchantement, cela nous ramène à notre monde : une position militante individuelle, où la proposition n’est plus dans un changement de paradigme pour une révolution, mais dans une résilience et une position d’action locale.

Si nous pourrions y voir un repli conservateur, reproche souvent fait à ce genre, comme a pu l’expliquer Anne Bessonil est ici question d’une position militante bien différenteLa volonté pour les personnages de se sortir de leur exploitation est souvent une déclaration politique à part entière : les dirigeant·e·s du monde essaient de maintenir tout le monde dans des « emplois » – bien que la notion soit ici à prendre dans un sens large – productifs et ielles essaient de s’en sortir et de vivre en faisant ce qu’ielles souhaitent. 

Ces personnages sont aussi écrits dans une revendication du droit à la famille protéiforme : quel que soit le nombre d’individu·e·s impliqué·e·s, ou le schéma choisi, ielles aspirent à vivre paisiblement ensemble sans avoir à se justifier ou se cacher.

C. Une littérature queer

Les romans cités en introduction ont en commun que tous les personnages principaux sont queers. La douceur construite vient à son tour questionner les représentations queers des littératures de l’imaginaire. Si elles sont nombreuses, tant dans l’espace que dans les mondes magiques, elles sont souvent montrées dans des dynamiques militantes de combat pour être autorisées; ici, elles sont vécues à la première personne, sans enjeux supplémentaires que le bonheur de l’épanouissement d’une cellule familiale en cours de construction. 

Ces romans proposent donc des représentations de ces familles nucléaires variées : si dans Monk & Robot, la famille de Dex comporte un nombre d’adultes indéfini, mais supérieur à 8, élevant les enfants ensembles et permettant une évolution des relations au sein du groupe tout en protégeant les plus jeunes, Can’t Spell Treason Without Tea se centre sur un couple… qui propose des ouvertures en plusieurs occasions. 

2. Changement de rythme de la lecture

Les littératures de l’imaginaire ont une tendance à l’extrême, entre saga et cycles de multiples tomes ou nouvelles et novellas indépendantes. Ici, le choix est à mi-chemin : nous explorons une proposition dont la longueur n’est pas tant l’enjeu premier que le rythme de la lecture proposée.

A. Fluidité

Ces romans sont construits dans des continuités narratives : ils ne présentent pas ou très peu d’ellipses, laissant le lecteur ou la lectrice expérimenter la durée du quotidien des protagonistes. La lecture est construite dans une suite s’étendant sur un temps court : quelques mois tout au plus. D’ailleurs, beaucoup de ces romans tendent à prendre la forme d’un tome de journal personnel retraçant une année des protagonistes. Ces enchainements poussent aux détails : chaque journée est relatée avec précision, permettant de faire exister plus profondément les liens entre les personnages, par leurs échanges plus ou moins signifiants. Cela permet de donner une épaisseur à ces univers, mais cela ralentit également la lecture, au sens que la « grande » histoire de ces romans n’avance pas aussi vite qu’elle le pourrait si toutes ces actions mineures – manger discuter, boire des bières avec ses compagnons, etc. – étaient omises… mais comme le savent les rôlistes, ce sont ces moments qui fondent les souvenirs d’exploration et pas toujours les boss et ennemis.

B. Lecture modulaire et fragmentation

Ces romans présentent des chapitres courts, de 6 pages en moyenne, qui s’enchainent immédiatement sans déplacement marquant dans le temps ou dans l’espace. 

Si l’on en croit les interviews de Baldree, cela est pensé pour permettre de lire le temps souhaité, d’entrer et sortir de l’histoire facilement et à volonté. 

3. La lenteur comme espoir

Le ralentissement et la sortie des grands combats, que Besson attribue pour la fantasy en général à une mort des idéaux révolutionnaires pour un changement d’échelle, se retrouvent dans ce corpus. 

Ce changement d’échelle, non pris en compte dans les considérations des littératures de genre en général, interroge sur les développements contemporains de ces ensembles. 

A. Hopepunk

Si la dystopie est en retrait ces dernières années, ayant essoufflé son élan des années 2010, le hope punk est en plein essor. La focale est de penser la société après les catastrophes, après nous, après la pollution et les désastres de nos civilisations contemporaines, en imaginant un monde qui a bien tourné, où l’humain, dans sa qualité d’espèce, a su trouver des solutions. Si ces solutions sont souvent des remèdes aux changements climatiques, ou aux inégalités sociales du capitalisme; elles sont aussi des espoirs de bonheur. L’espoir de trouver des systèmes pour accompagner les besoins psychologiques et permettre la guérison mentale. Ce sont certes des utopies de repos et de soins – de care – mais aussi des espaces de constructions, essayant de mettre en scène les possibles développements d’individus « qui vont mieux ». 

Le rythme de vie des protagonistes est lui aussi plus tranquille que celui des épopées spatiales : ces récits – comme Monk & Robot de Becky Chambers, par exemple – proposent des alternatives anticapitalistes et décroissantes… ce qui appuie encore leur positionnement marqué du côté de la lenteur. 

B. Glitterpunk

Un autre mouvement peut être rapproché du corpus, un mouvement que j’ai appelé à l’occasion, au sein de Stella Incognita par exemple, le « glitter punk », des ensembles de textes à la limite du new weird, mais jouant sur les codes queers et club plutôt que sur la peur et le mystère monstrueux. 

Conclusion

J’aimerais emporter de cette communication le plaisir de voir les genres de l’imaginaire se diversifier et changer de rythme – non uniquement pour ralentir la lecture par des complications, mais ralentir pour accompagner les individus qui habitent ces univers et celleux qui les lisent. 

La prise en compte du pouvoir thérapeutique de la littérature est une perspective de ce corpus… mais mon intérêt se concentre sur la position militante qui se dessine dans ces romans tolérants et décroissants.

Bibliographie

Besson, A. (2007). La fantasy. Klincksieck.

Besson, A. (2021). Les pouvoirs de l’enchantement : Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction. Vendémiaire.

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Vint, S. (2021). Science fiction. The MIT Press.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Emmanuelle Lescouët (10 septembre 2023). De la cozy fantasy au hope punk : vers un ralentissement des littératures de l’imaginaire. Imaginarium. Consulté le 6 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/q3q6


2 réponses sur « De la cozy fantasy au hope punk : vers un ralentissement des littératures de l’imaginaire »

En lisant cette contribution, on pense au même phénomène dans la littérature policière, le “cosy mystery”, qui a lieu depuis quelques années. Il réagit sans doute à un excès de “réalisme” et de plongée dans l’horreur humaine de la part de beaucoup d’auteurs de polars.
Pour la SF, cette attention portée à l’évolution des personnages dans un environnement plus “vie quotidienne” me fait penser à “Triton” de Samuel Delany, ou l’on retrouve les différences entre sociétés, les changements de sexe, mais s’axe aussi sur les troubles psychologiques des personnages, qui sont une représentation de leur petite société. On y trouve même une forme de théâtre avant-gardiste. Le roman date de 1977 je crois. On voit par cet exemple que cette tentation de “ralentir” a des racines et des résurgences face à l’accelerando qu’on voudrait éviter ou dévier, pour plonger (avec délice) dans l’imaginaire mais quitter les rives de la surenchère héroïque. Merci pour ce travail qui fait réfléchir et donne des pistes de lecture !

merci pour ce retour !
j’avais pas du tout repérer le Cosy Mystery, merci pour le tuyau :)

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