La science-fiction des réseaux, des profils mégatextuels ?

Ce texte est issu d’une présentation donnée au cours de la journée d’étude Documenter les littératures des profils, à l’Université de Montréal
co-organisée avec Alexandra Saemmer, le 5 juin 2023. 

Dans cette présentation je souhaite aborder – encore sur un mode exploratoire, en partie parce que nous n’avons pas encore à disposition d’entourage théorique pour cette plateforme particulière – les littératures de l’imaginaire sur les réseaux sociaux, et plus précisément sur les réseaux vidéo.

Nous avons au fil des rencontres de ce groupe de recherche abordé différentes écritures des profils : et nous continuons aujourd’hui !

J’aimerais profiter de cette communication pour ouvrir un autre espace de discussion, ou du moins d’étendre le propos à un autre réseau.

Je me suis donc posé la question du décentrement : qu’est-ce que les profils proposent comme littérature des mondes seconds ? comment ces espaces peuvent-ils être mobilisés pour raconter l’ailleurs extrême ? et y a-t-il des littératures des profils dans mes pratiques ? Dans les œuvres que j’observe ?

Si effectivement les plateformes vidéo existent depuis longtemps, YouTube n’est plus un espace de création ou d’innovation formelle depuis des années, mais un espace de rediffusion des émissions pensées pour d’autres espaces – ou d’une approche télévisuelle –, la question du développement de l’interaction synchrone et modulaire me semble bien plus intéressante que poursuivre une répétition. Après tout, il est de notre responsabilité de chercheur.e.s de suivre ce qui se construit et de garder un œil sur les nouvelles scènes narratives. Je vous propose donc d’explorer des formes narratives qui se développent dans ces espaces, et pour aujourd’hui, que nous nous intéressions à Twitch et aux chaines-compte de streameurs construisant leur présence sur des lores narratifs.

Je me permets tout de même de m’excuser de certains propos que je reprends de l’article que j’ai écrit pour le volume 20 de ResFuturae, article où je parle des gestes de lecture numériques pour la lecture de science-fiction. Ici, je vais tenter d’ouvrir ce propos à la « twitchérature » à défaut d’un meilleur mot pour l’instant.

Importance du mégatexte en science-fiction

La science-fiction est l’exemple le plus lumineux d’usage d’un mégatexte de genre établi. Elle nous permet donc un effet de loupe, qui me semble pertinent. Cependant, à la suite d’Anne Besson et d’autres (Bréan, 2022 notamment), nous pouvons étendre l’idée de ce mégatexte aux autres familles de la littérature de l’imaginaire, notamment à la fantasy. 

À la suite de Darko Suvin et Richard Saint-Gelais (1999), nous pourrions comparer le mégatexte à l’encyclopédie de lecteur d’Eco (1979) : l’ensemble des connaissances nécessaires pour suivre le texte et le mettre à jour au fil de la lecture pour adhérer à l’univers proposé. 

Plus encore, le mégatexte regroupe les connaissances usuelles et locales d’un genre; ainsi, un lecteur ou une lectrice de science-fiction aura un répertoire de concept particulier : un vaisseau spatial ne sera pas surprenant et mobilisera un imaginaire mécanique, plus ou moins rouillé selon la culture particulière de l’individu, une idée d’exploration de l’espace, potentiellement de voyage entre planètes, etc. 

Cela pourrait être valable pour de nombreux autres exemples – que j’emprunte ici à Simon Bréan (2012) – comme les aliens, les lasers, les parlements galactiques, les rations de survie et la cryogénie.

Cet ensemble de connaissances permet aux auteurs et autrices de ne pas réexpliquer à partir de rien un concept, mais de faire appel à une forme d’encyclopédie construite à la fois par la lecture de classiques du genre l’ayant suffisamment marqué pour le définir, et d’une autre part, sur la masse des textes contemporains construisant des tendances, inflexant ces concepts pour les redéfinir pour l’imaginaire du temps.

Ces ensembles permettent d’entrer dans les textes, dans les histoires, bien plus facilement : c’est un ensemble partagé précieux et communautaire – bien au-delà des réseaux.

Écriture fragmentaire comme mobilisation du mégatexte

Or, comme nous l’avons déjà largement discuté, les écritures des profils sont des écritures fragmentaires. Si un profil peut proposer une œuvre longue et suivie, les publications sont souvent perçues séparément sur un fil d’actualité ou un mur. Cette séparation pose alors la question de la perception de l’œuvre : est-ce littéraire ? est-ce une forme de vérité ? comment cela s’articule au sein d’un ensemble ?

Pour répondre à cela, j’aimerais reprendre l’idée d’invasion littéraire du flux (Lescouet, 2023) : ces fragments viennent s’inclure dans le flux de publications intimes ou informatives – faisant appel à d’autres modes de lecture – et proposent de réinvestir une lecture fictionnelle partielle. 

Or les littératures de l’imaginaire nécessitent une mobilisation d’un univers second pour être pertinentes (Langlet, 2006). 

Cette mobilisation repose en grande partie sur le mégatexte, auquel quelques éléments sont ajoutés, et où quelques concepts sont modifiés, subtilement redéfinis, pour donner toute sa singularité à l’œuvre. 

Les nouvelles – traditionnelles, notamment dans les revues – font particulièrement appel à cet ensemble : ces références permettent d’avancer bien plus vite et plonger dans l’histoire… la fragmentation est encore plus forte dans les écritures de profils : si Instagram autorise 1200 caractères, Twitter en propose dans sa version gratuite, 280. C’est peu ! Pour ce qui m’intéresse aujourd’hui, la focale est déplacée : la diffusion en live n’est pas limitée – hormis par des questions d’accès à internet, peut-être de maintien de l’attention du streameur ou de la streameuse. Ce temps ouvert permet de lancer des discussions de plusieurs heures, la plateforme annonçant une moyenne de 2h pour ces émissions. Ce temps ouvert, bien que possiblement raté par l’audience qui ne peut être présente, permet d’ouvrir des temps narratifs longs. Cependant, la présence ou non des personnes implique la nécessité d’un propos dans lequel il est possible de rentrer à tout moment, qu’il est possible de saisir et de rejoindre à toutes les étapes : pour cela, une culture commune est un outil merveilleux… plus encore, le mégatexte est une présence nécessaire permettant une identification immédiate du récit en cours. 

La granularité de la fragmentation change donc, demandant non pas une efficacité ramassée, mais un séquençage volontaire; penser sans la plateforme et donc dépendant de chaque créateur.ice.

Pour y construire un sens fort, un lieu-point d’immersion au sens de Muckerjee (2015) est à construire : il devient alors possible de rejoindre la conversation, de participer en répondant aux questions dirigées vers l’audience ou des échanges internes à l’audience.

Contrairement aux scènes ouvertes décrites par Ariane Mnouchkine, ici la construction se fait autant de la scène au public que du public vers la scène et à l’interne. Ces discussions de clavardage font l’ambiance de ces lieux : les communautés sont diverses et trouver une place au sein des dynamiques conversationnelles peut être un enjeu, notamment avec les différentes distinctions comme les modérateurs, les grades ou reconnaissances. 

L’entrée dans ces propos demande une mobilisation immédiate d’un pré-connu et une identification imaginative au sens de Calleja (2011). Cette connexion qui doit exister en quelques signes exige de reposer sur le mégatexte : ce calage sur un imaginaire de genre vient appuyer l’œuvre… et permettre la fédération de la communauté autour de concepts aimés, choisis, et repris. 

Cet appel est intrinsèquement communautaire – sans aller jusqu’au fandom (Jenkins, 2006), dont il n’est pas encore question ici puisqu’il n’y a pas intimement de production seconde – il faut posséder une connaissance d’un corpus : il faut avoir les référents des différents éléments mobilisés.

Des profils et des voix

Ailleurs, sur des réseaux plus vidéo et immédiats, j’aimerais m’intéresser à un exemple de narration en co-création dynamique sur Twitch. 

Je suis particulièrement familière avec cet espace puisque je streame plusieurs fois par semaine, permettez-moi tout de même de rappeler rapidement ce qu’est Twitch : une plateforme de diffusion vidéo en direct, où l’audience peut intervenir par un clavardage, des soumissions et des autocollants qu’il est possible d’appliquer selon certaines conditions sur la vidéo. 

Pour tout de suite préciser ma position : j’utilise Twitch pour des émissions de vulgarisation des recherches littéraires sur l’imaginaire, notamment des cycles de conférences sur les corpus au départ des recherches en littérature de l’imaginaire ou émergence de l’imaginaire qui s’intéressent à la présentation de recherches en cours à destination d’un public divers, mais des lectures de textes classiques, notamment des premiers numéros de revues Galaxies ou Fictions, pour explorer des narrations vidéoludiques de l’imaginaire, etc. 

Une recherche auprès de Nathalie Lacelle à l’UQAM est d’ailleurs en cours pour penser des diffusions en direct sur la littérature jeunesse et consolider une pensée articulée autour de cette pratique. 

La plateforme qui a commencé avec des diffusions de jeux vidéo majoritairement, se diversifie, notamment depuis son rachat par Amazon et le renforcement des possibilités d’une monétisation du contenu. Chaque chaine correspond à une identité : l’idée de base est qu’une personne a une chaine – y est identifiée – et y diffuse du contenu en partie en face caméra, et gagne en popularité sur son contenu et sa personnalité (Jodén et Strandell, 2022). C’est d’ailleurs le pseudo qui va devenir le nom d’appel du créateur ou de la créatrice. 

L’avis de l’individu est important; les critiques ou react à des contenus observés en direct sont importants pour cimenter l’audience ou la communauté (Spliker, Ask et Hansen, 2018).

Si la politique et la vulgarisation prennent une place de plus en plus importante, les pratiques littéraires et narratives gagnent en popularité.

Des chaines se consacrent à des lectures à hautes voix de groupe, partageant ainsi des textes. Mais ce n’est pas cette présence littéraire-ci qui me retient, mais la création de fictions originales.

Le corpus théorique en cours de construction, l’intérêt est porté sur la notion de labeur – de temps demandé pour construire un contenu vidéo pertinent : nous pouvons par exemple nommer les travaux de Johnson et Woodcock (2019) ou Joden (2022). D’autre part on s’intéresse au visionnage de jeu joué par d’autres avec Spliker, Ask et Hansen (2018) ou encore Faas et Dombrowski (2018)… pas encore véritablement sous un angle narratif, d’écriture numérique.

Des let’s play narratifs

Popularisée sur YouTube au début des années 2010 et quittant la plateforme à partir de 2015, je parle ici deslet’s play dans des univers numériques bac à sable, cette forme a pris de l’ampleur sur Twitch : l’audience pouvant influer sur les choix posés. 

Si la narration se construit dans un univers déjà existant : construit par un studio et publiée dans le but de devenir un espace ludique au sens fort de Coavoux (2012) : un espace explorable où chacun.e vient inscrire des actions pour créer ses propres espaces de jeux, ses narrations propres. 

Les jeux employés sont plus ou moins ouverts – au sens où la liberté d’action est plus ou moins grande – mais la constance de cette forme est de présenter un avatar-joueur qui est utilisé pour créer une fiction au sein de l’espace ludique. 

Cette mobilisation autour d’une voix particulière devient alors narrateur ou narratrice utilisant son image, son rôle construit dans la sphère publique et médiatique locale pour donner une épaisseur à sa fiction et une communauté pour créer une expérience commune.

Ce format propose de raconter une histoire, de construire un lore complexe dans un espace public qui peut être modulé ensuite indépendamment par les spectateur.ice.s dans leur propre expérience ludique. La double construction entre l’activation de l’espace ludique et la construction d’une fiction improvisée à partir du mégatexte commun nous offre une première marche pour penser ces narrations.

L’histoire peut alors être influée par les propositions textuelles dans le clavardage ou par les actions collectives communes dans l’espace numérique vécu. 

Les propositions sont nombreuses, et parmi elles, on retrouve les plus connues, comme Bob Lennon, Joueur du grenier, de linguisticae, etc. 

Du roleplay

Les jeux de rôles sont une pratique narrative modulaire populaire depuis les années 1980 (Cuvelier, 2011). Ces parties sont par définition une pratique narrative collaborative entre les joueurs et joueuses (Filippo et al. 2017). Le principe est assez proche de la proposition précédente : l’univers est défini par les livres de jeux, qui exposent les règles de l’univers et ses principales composantes. Le maitre du jeu est ensuite responsable de construire l’histoire qui est exposée où les personnages-joueurs vont venir poser leurs actions avec plus ou moins de concertations, auxquelles le Maitre du Jeu va réagir et ainsi de suite.

La possibilité de capter et diffuser en direct ces parties permet une publication de ces récits habituellement intimes, conservés uniquement entre les protagonistes. Si le jeu repose en bonne partie sur les dynamiques entre les personnages joueurs, la présence d’une audience vient bouleverser la dynamique, forçant les protagonistes à prendre en considération un Autre large, inconnu, anonyme. 

Cette inclusion d’autres groupes, qui ne participent pas de l’intimité du mégatexte local de ce groupe force à ouvrir le propos, et à inclure plus largement la culture du genre (le mégatexte) pour permettre à tous ou toutes de suivre le propos. 

La construction des personnages qui est possible en collaboration avec le maitre du jeu s’ouvre aux spectateurs et spectatrices. De même que la construction de l’intrigue est modifiable en commun. Cette participation s’installe sur le temps long, une partie pouvant s’étirer sur plusieurs semaines et de nombreuses heures. 

Un exemple de cela pourrait être les parties de Es-tu Game ?, groupe de critiques ludiques montréalais, qui ont peu à peu établi des émissions mettant en scène leurs parties depuis la pandémie (https://www.youtube.com/watch?v=wQOIJd2Nr9s). Ils ont montré des parties de Donjons & Dragons et de Vampire the mascarade avant d’ouvrir leurs pratiques à d’autres jeux plus confidentiels. Ce choix semble signifiant pour nous : alors que l’audience Internet de ces parties étaient en train de se construire, c’est sur les mégatextes les plus connus des univers de jeux de rôles de fantasy qu’ils ont construits leur place – jusqu’à être invité à présenter l’As d’or à Cannes, une des plus grandes cérémonies du jeu de société actuel. 

Des narrations co construites

Les deux propositions précédentes s’appuient sur des univers déjà construits, dans des cadres préparés dont les streameurs et streameuses n’ont plus qu’à développer leur histoire dans un environnement construit ayant déjà ses propres règles. 

Mais certains et certaines proposent de construire en direct des narrations : des histoires courtes qui sont pensées et développées sur une ou deux séances de stream. 

Si lea présentateur.ice décide du départ de l’histoire, si parfois un plateau d’intervenants vient compléter ce départ avec des personnages ou des lieux, des précisions, etc., il est d’usage de laisser l’audience décider des événements principaux. 

L’émission que je souhaiterai alors évoquer est Nouilles Rampantes, reprenant le concept 4Chan des creepy pasta, créée et présentée encore aujourd’hui par Boulet, le dessinateur de bande dessinée.

Les creepy pastas sont traditionnellement des histoires d’horreur ou très inquiétantes pouvant jouer sur l’ambiguïté de réalité, à la façon du fantastique selon la définition de Todorov (d’ailleurs mentionné dans la description de l’émission par Boulet pendant la promotion de lancement du projet).

Il rassemble autour de lui 4 personnes, tous ou toutes des personnalités d’Internet, ou culturelles, chacun.e sélectionné.e pour que des personnalités très diverses soient autour de la table. 

Ces émissions se tiennent au milieu de la nuit : de minuit à 3 ou 4 heures du matin. 

Espérant mobiliser ainsi l’ambiance encore plus inquiétante de la nuit pour créer une ambiance encore plus forte. 

Conclusion : de nouvelles présences narratives 

Le principal point de popularité de Twitch est le synchrone : il est alors possible de prendre part à la discussion à la première personne, avec notre persona web – qu’elle soit proche de notre personne réelle ou non. 

Les réseaux sociaux se centrent sur cette idée de participation, mais il me semble que le nœud actuel conceptuel des interventions sociales narratives est dans une migration pour la coprésence.

 L’habitation partagée d’un même lieu au même moment, permettant une dynamique à la façon des salons littéraires ou des clubs : on peut venir s’y retrouver pour échanger en lien avec un propos tenu par une « personnalité » incarnée par le ou la streameur ou streameuse. Si la discussion de la présence et de son importance pour la circulation culturelle est importante : prendre en compte toutes les modalités de présence l’est peut-être plus encore.

Cette co présence qui émerge dans le salon de chat, sur des réseaux comme BeReal ou plus largement sur Twitch permet une rencontre selon des modalités souples : il est possible de rassembler des personnes plus largement par l’immédiateté du contact, par la valorisation de la reconnaissance commune, des saluts, des échanges codés et d’une syntaxe très fluide et personnelle. 

Plus encore, l’usage de ces espaces pour partager des faits de recherches ou de littératures ouvre une possibilité d’échange.

J’aimerais finir par une dernière remarque : pendant que certains et certaines s’échinent ainsi à construire un propos et une scène, on entend à CSDH que la littérature en direct ne se constitue uniquement de lecture de poésie maladroite pendant la pandémie… et Humanistica refuse une réelle hybridité. À nous sans doute de penser l’usage du numérique, non pour exclure celles et ceux qui n’ont pas les moyens de faire le tour du monde 3 fois par an, que ce soit pour des raisons monétaires, familiales, financières, etc. 

Je suis pour cela si heureuse que nous poursuivions ces discussions sur les usages des espaces de vies réels, habités aujourd’hui dans l’intimité : de Discord à Twitch, là où nous sommes déjà pour libérer notre parole et nous autoriser enfin à prendre une place dans la discussion.

Bibliographie

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Coavoux, S., Rufat, S., & Ter Minassian, H. (2012). Espace et temps du jeu vidéo. Questions théoriques.

Cuvelier, P. Jeu et fiction dans un jeu de cartes à collectionner : le cas de Magic : l’Assemblée. Strenae (2011) doi:10.4000/strenae.305. 

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Faas, T., Dombrowski, L., Young, A., & Miller, A. D. (2018). Watch Me Code : Programming Mentorship Communities on Twitch.tv. Proceedings of the ACM on Human-Computer Interaction, 2(CSCW), 1‑18. https://doi.org/10.1145/3274319

Filippo, L. D., Landais, É. & Michel, A. (2017) Penser les relations entre médias Dispositifs transmédiatiques, convergences et constructions des publics.

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